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Irréversible

 

   Le 22 mai 2002, Gaspar Noé dévoile son second long-métrage : "Irréversible". Le film bouleversera les critiques cinématographiques de l'année 2002 par sa forme et le sujet qu'il traite.

 

    Le scénario est aussi signé Gaspar Noé. Il raconte l'histoire de Marcus, un homme partant venger le viol de sa compagne. Il est aidé, pour cela, par son ami Pierre. Ce scénario est habilement construit sur un ordre anté-chronologique. De longs plans-séquences se partagent l'heure trente que dure "Irréversible" et constituent un montage très particulier, lui-même effectué par Gaspar Noé.

 

   Ce montage, autant que le titre ou le scénario, forme une fatalité. Le film possède un aspect dramatique inévitable car si, lors de chaque séquence, le spectateur espère une issue heureuse, il connaît déjà la suite de l'histoire et a ainsi l'impression d'être poussé contre son gré vers une fin horrible et pour le moins bouleversante.

 

    En traitant avec autant de rudesse et de brutalité subite l'achèvement de l'histoire dès les premières minutes, Noé provoque l'étonnement total du spectateur. Déstabilisé par le style des premières scènes, ce dernier ne pourra absorber entièrement la substance de ce déroulement final. L'anté-chronologie permet alors de digérer une intrigue et un cheminement dont on connaît déjà la finalité. Ainsi, ce n'est pas tant la fin de l'histoire qui choquera le spectateur mais bien la prise de conscience progressive de chaque élément de l'intrigue se révélant dans toute se force avec sa cause, son déroulement et son issue.

 

  La musique, composée par le Daft Punk Thomas Bangalter, renforce la puissance déstabilisante de "Irréversible" en élaborant une bande-originale lancinante et moralement douloureuse qui se mêle aux images photographiquement violentes pour produire un désordre millimétré.

 

   L'esthétisme du film repose sur une matérialité des sentiments dégagés par les scènes. Le bouleversement rendra la lumière électrisante et saccadée tandis que la sérénité mettra en espace un éclairage calme et continu. Cet aspect du travail est renforcé par les mouvements de la caméra. Dans la première situation, elle virevolte comme si elle cherchait à échapper à la fatalité et à la violence ou à traduire la déstabilisation due à l'alcool ou la précipitation, tandis que dans le deuxième cas les plans stables consistent à mettre le spectateur devant une réalité dont il doit prendre conscience. Les mouvements finaux de la caméra traduisent assurément l'apothéose bouleversante du long-métrage. Alliées à ce travail visuel, les couleurs ont un rôle égal à celui des lumières, par exemple avec le rouge envahissant du couloir dans lequel se déroule le viol.

 

    La fin, heureuse mais révélant finalement le début de l'histoire, comprend une allusion à un film de Stanley Kubrick : "2001 – l'odyssée de l'espace" avec l'affiche du film représentant le célèbre fœtus. Comme dans cette œuvre de 1968, "Irréversible" s'achève sur le concept de l'enfantement, pouvoir de régénération – voire de transcendance – et pourrait constituer une interprétation du film de Kubrick bien particulière en supposant que sa construction comporte une fin devenant un véritable début pour la situation initiale de l'aube de l'humanité exploitée dans la première partie du long-métrage.

 

   Un autre message pourrait être l'affirmation selon laquelle, comme le début de "2001 – l'odyssée de l'espace" se base sur la naissance de l'humanité à partir de l'invention de la première arme contre ses pairs, le début de "Irréversible" est à la fois un retour à l'essence de ce qui constitue l'humanité et l'aboutissement ultime de l'humanité : une arme utilisée par un être humain contre ses pairs mais, cette fois-ci, fabriquée par ses pairs. Toutes les thèses sont alors ouvertes sur l'interprétation de cette allusion, en fin de long-métrage inversé, par Gaspar Noé et ce qui pourrait relever de sa possible théorie de la transcendance et de l'essence de l'humanité.

 

   Par ailleurs, on laissera au lecteur la libre appréciation de l'utilisation d'une partition de Beethoven sur la même scène, rappelant "Orange mécanique" (1971) dans lequel Stanley Kubrick décrivait un monde futuriste – devenu présentement réalité ? – où la violence est entrée dans une banalité quotidienne.

 

   Véritable marche forcée vers la fatalité conduite par Isabelle Adjani, Vincent Cassel et Albert Dupontel, "Irréversible" est un film qui sort des sentiers battus, que l'on détestera ou que l'on admirera. Sa singularité – ou la singularité de son réalisateur – constitue un atout aux yeux de ceux qui considèrent que le travail cinématographique prime sur l'accessibilité.

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